Pourquoi ai-je fait un jardin ? La question semble anodine, n’est-ce pas ? Mais que répondre ? Vraiment.

Je pourrais vous parler de mon père. De son potager. Ses gros choux, ses lignes de carottes, ses haricots sur perche, ses pommes de terre bien binées. Je le voyais faire. Je le laissais faire. Il y avait des chenilles dans les choux, les carottes n’étaient pas droites comme celles du magasin, il y avait des fils dans les haricots qu’il fallait nettoyer et les pommes de terre à récolter étaient pleines de terre. Je n’aimais pas ça... Je n’aimais pas ça, mais papa était là... Et je le regardais faire... Bécher, biner, désherber, sarcler, tailler... Tout cela imprimé des années dans mes rétines, jusqu’à les brûler. Une image indélébile.

Alors, en superposant ces images, j’ai reconstitué une scène entière. Mon père qui bine ses pommes de terre, dans son ancien potager, près du jardin de ma tante, à côté d’un vieux cerisier. Il fait chaud. Mon père transpire. De la sueur perle sur son front. Il y a des oiseaux qui chantent. L’ombre et le soleil qui dansent. Le bruit régulier de la houe qui casse la croûte de terre et la ramène en une petite butte régulière. Moi qui suis dans le jardin à côté du potager, sur une balançoire rouge et jaune qui grinçait à la mort, et qui le regarde. Je dois avoir cinq ans. Et je suis heureuse.

C’est peut-être ça, une partie de mon paradis : une balançoire qui grince et mon père qui travaille dans son potager.

Et puis mes grand-mères.

Ma grand-mère paternelle. Celle qui grattait aussi dans son potager le long de la route. Celle qui écossait ses petits pois dans son tablier tendu entre ses jambes, dans la cour. Celle qui chaque année confectionnait des bocaux d’alcool avec les cerises acides.

Et dans mes souvenirs, ma grand-mère rit encore. Son tablier est troué. Il y a toujours un bocal d’alcool de cerise ouvert sur la table, et tant la famille que les amis de passage se servent un petit verre. Moi, bien sûr, je lèche le fond des verres car même dans les verres à goutte, il en reste toujours une... J’ai sans doute 7 ou 8 ans. Je suis heureuse. Un peu grise, sans doute, et heureuse, oui.

Ma grand-mère maternelle. Celle qui confectionnait la gelée de groseilles. Chaque année le même cirque, avec mes cousins, réunis, celui de plumer les trois groseilliers de la maison – un par enfant – passoire par passoire - enfin, une grappe dans la passoire, une grappe dans la bouche - , pour les vider dans la grande marmite magique jusqu’à ce que, sous l’effet de la vapeur, le jus parfumé jaillisse par le petit tuyau rigolo, en caoutchouc, dans une autre casserole. Et puis alors le sucre qui coule, la cuillère en bois, les tours de bouillon interminables, l’écume que ma grand-mère cueille d’un mouvement lent avant de la déposer au frigo dans une soucoupe à café blanche. Pour moi. Bien sûr, après, il y avait les petits pots de gelée translucide et les biscottes au beurre salé avec cette gelée, mais l’important, c’était l’écume.

Aussi, en flash, un lis unique dans son jardin. Un grand lis de la Madone, immaculé. Que j’ai toujours vu pousser, malgré le manque de soin, malgré les criocères... Un lis dont le parfum me ravissait. Que dire d’autre ?

Dans mes souvenirs, ma grand-mère sourit, porte un rouge à lèvres rose clair et tient à la main une écumoire. J’avais 21 ans. J’étais heureuse aussi cette année-là. Je mangeais de l’écume. Brûlante, chaude, tiède, froide. Des litres et des litres d’écume. À l’époque, cette écume n’avait pas de sel... Mais ma grand-mère est morte et il y a eu une première grande marée dans mes yeux.

Juste des images. La vie qui se déroulait à côté de moi, sans me toucher. Que d’être là, normale et rassurante. L’enfance idéale, ou idéalisée. Un bonheur tranquille qui ne fait pas de bruit. Ou si peu.

Et le jardin ?
Pourtant ni vraiment lui, ni vraiment elles.
Mais plus tard, un autre chagrin.
Pour un sombre crétin.

Qui ne savait pas trop. Qui hésitait. Qui avait des doutes. Qui ne voulait pas me faire du mal. Qui tenait bien trop à moi. Qui me respectait. Qui trouvait que j’étais une fille bien. Qui ne voulait pas se précipiter. Qui réfléchissait.

Et qui au bout de toutes ses flatteries, de ses atermoiements et de ses demi-mots, est retourné la queue entre les jambes ramper auprès de son ex, dont il avait passé tant de temps à me dire du mal.

Celle-là (tant la fin de l’histoire, que l’ex en question), je ne l’avais pas vue venir.

Alors de rage, j’ai creusé. J’ai bêché. Biné. Désherbé. Taillé. Arraché.

J’ai beaucoup creusé, oui, et dans ces trous béants de terre bien noire, à mains nues, j’ai jeté des arbres, des arbustes, des vivaces, des rosiers, des tas de petites graines. Et toutes ces plantes, je les ai bassinées de larmes.

J’ai beaucoup pleuré ce printemps-là.

Mais l’année suivante, pour la première fois, je regardais vraiment un jardin. Mon jardin. Et il était magnifique.

Exit le fâcheux. Aux oubliettes. Si j’avais pu, cependant, je l’aurais tapé au compost. Pour pouvoir le recycler utilement.

Ensuite, la contamination, la passion, le pouvoir des fleurs, la beauté. L’émerveillement de la vie, de la création.

J’ai pris l’habitude d’écrire que "Le jardin console de tout". C’est ce que le mien a fait pour moi. Il a pris soin de moi autant que je prenais soin de lui. Et nous nous sommes créés mutuellement.

Car depuis ce péché originel – qui me fait tant rire aujourd’hui – je n’ai eu de cesse de racheter les fautes de la vie : à chaque coup, à chaque blessure, à chaque trahison, à chaque drame, à chaque deuil, je suis allée au jardin. Les mains dans la terre, simplement assise dans l’herbe, à bécher pour y planter un arbre ou encore à couper un bouquet de fleurs.

Pour conjurer – pour transformer – le mal.

Le complexe du nénuphar et de la courge, lui qui éclot de la fange et elle qui s’épanouit d’un fumier. La plus belle des alchimies.

Baudelaire a écrit : "Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or."

Moi, hors de tous mes chagrins, j’ai fait un jardin.

Jardin de Sophie Arendt, la pelouse