L’image a fait le tour du monde il y a quelques jours.

A priori, vraiment rien d’exceptionnel. Un homme, comme il en a des millions d’autres, tond sa pelouse.

Cette scène anodine se déroulait dans la ville de Three Hills, au Canada. Le jardin est entouré d’une palissade en bois. Derrière, on devine des champs, sans doute de blé. La pelouse semble maigre, il n’y a pas de fleurs, juste un arbre maigrichon.

Une fin d’après-midi peut-être, tranquille, pour Theunis, en train de tondre , et sa femme, Cécilia, qui immortalise la scène. On pourrait penser que Cécilia prenait cette photo de son mari pour la poster sur les réseaux sociaux, et gentiment se moquer « Fait exceptionnel : pour une fois Theunis tond ».

Mais la réalité est tout autre et Cécilia a légendé le cliché en indiquant : « Ma bête tond la pelouse avec une brise dans les cheveux ».

au canada, un homme tond sa pelouse face à une tornade

Photo : Cecilia Wessels

Car ce n’était pas Theunis que Cécilia photographiait. Mais une tornade. Une énorme tornade, noire à souhait, tranchant avec le blond des blés, l’orange du tee-short de Theunis et le vert de cette pelouse, qu’il s’obstinait à tondre, imperturbable.

Un fake ou un photomontage ? Pas le moins du monde !

La silhouette de Theunis, aussi frêle que les brins d’herbe de sa pelouse, est dominée par celle, gigantesque, du monstre météorologique qui s’approche de sa ville, de sa maison, de son jardin. Mais Theunis n’en a rien à faire, non. C’est que le bonhomme a décidé de tondre, pardi !

J’ai montré cette photo à certaines de mes amies. Elles ont toutes hurlé d’horreur. Un malade, ce gars ? Un dingue ? Est-il sourd ? Aveugle ? Ou incroyablement inconscient ? J’ai alors envoyé la photo à mon mari, qui m’a répondu aussitôt : « C’est bien le genre de truc que tu ferais ».

Il n’y avait rien à ajouter. Car mon homme avait parfaitement raison : moi aussi en cas de tornade j’aurais d’abord fini de tondre ma pelouse.

Et puis je serais allée m’abriter. Enfin… Je serais allée m’abriter après avoir coupé les bords des massifs avec de petites cisailles à main, après avoir refait tout le tour du jardin pour m’assurer que je n’avais pas oublié une bande d’herbe, après avoir rangé la tondeuse, après avoir pris quelques clichés du travail accompli et après les avoir postés sur les réseaux sociaux. Alors là, oui, j’aurais daigné tourner la tête vers cette fichue tornade et je serais allée me mettre à l’abri.

Plus je regardais cette photo, plus je me sentais en communion avec Theunis. Bien sûr, Theunis n’était pas fou, et il ne pouvait ignorer que cette tornade était là. Et que peut-être elle allait foncer droit sur sa ville, arrachant tout sur son passage, semant la ruine, la mort et la désolation, arrachant les arbres, renversant les voitures, labourant les terres des champs et des jardins. Peut-être craignait-il même qu’après cet instant immortalisé par Cécilia qu’il n’y aurait plus de champs, plus de palissade, plus d’arbre, plus de tondeuse. Même plus le moindre brin d’herbe de ce qui était jadis sa pelouse.

Alors à quoi bon ? « A quoi bon tondre quand arrive une tornade » ? C’est la question que se sont posé les gens que l’on pourrait qualifier de sensés. Une question qui pourtant ne viendrait jamais à l’esprit d’un jardinier.

Car même si nous savons que l’hiver va arriver, il ne nous empêche pas de jouir de l’été, et malgré le fait que notre propre mort est inéluctable, et qu’elle nous fera perdre tôt ou tard notre jardin, nous continuons année après année, même si c’est éphémère, à nous réjouir du parfum des roses et du chatoiement des dahlias.

Nous continuons à bichonner nos hostas que troueront la grêle et mangeront les limaces, nous cultivons des fèves qui seront sucées par des pucerons. Nous désherbons nos bordures pour mettre en valeur nos plantes délicates, en recommençant le lendemain, et tous les jours d’après, car le chiendent pousse plus vite que n’importe quelle fleur que nous avons plantée. Nous sortons les tuteurs pour soutenir les delphiniums qui finiront par se coucher sous le poids des orages, et nous vidons tout le tonneau des Danaïdes sans empêcher la pelouse de brûler.

Aussi, quelle que soit la météo, nous courons au jardin et nous nous dépêchons d’aller biner, de bêcher, d’arroser, de planter, de désherber, de tailler, de sarcler, de récolter. Nous partons le cœur léger retrouver notre Eden pour nous y émerveiller, nous y poser, y respirer, en symbiose avec le vivant, dans le présent.

Car le jardin est là : il nous attend. Et puisque nous sommes conscients que tout peut arriver d’un instant à l’autre, que soudain le ciel peut sans prévenir nous tomber sur la tête, il n’y a pas une seule seconde à perdre.

Nous filons retrouver notre jardin, car quels que soient les orages de la vie, le jardin prend soin de nous comme nous prenons soin de lui.

Aussi nous devons aller jardiner. Et ce n’est pas une tornade qui pourrait nous en empêcher.